Élisabeth Nardout-Lafarge
En 2017, conformément aux règles du Prix de la revue Études françaises, et non sans audace, nous avons demandé à Marie-Claire Blais que le jury avait choisie pour cette édition, d’écrire un essai sur son expérience des États-Unis. Marie-Pascale Huglo et moi qui avons édité le texte en 2018 pour les Presses de l’Université de Montréal1, avons pu mesurer toute la disponibilité et l’humilité simple de l’écrivaine qui avait pourtant déjà signé une soixantaine de titres.
Parmi ses écrits essayistiques et autobiographiques américains – Des rencontres humaines (2002) et Passages américains (2012) –, À l’intérieur de la menace est sans doute le plus colérique : « N’est-ce pas trop violent ? », nous avait-elle demandé dans un courriel. Optant sans équivoque pour le réquisitoire, l’écrivaine accuse frontalement Trump de racisme, de misogynie, d’homophobie et de cruauté. Elle se désole de la nomination du juge Kavanaugh à la Cour suprême des États-Unis alors même qu’une femme, pour qui elle prend parti sans ambiguïté, l’accuse d’agression sexuelle. Elle exprime son admiration pour Barack Obama et son soutien inconditionnel à celle qu’elle appelle « Madame Clinton ».
L’heure n’est pas à la nuance mais à la lutte contre le mensonge, la montée des discours d’extrême-droite, la banalisation du pire. Presque au jour le jour, de l’intérieur, Marie-Claire Blais note, comme dans un journal ou un carnet, au cours d’une période assez brève, ce qu’elle observe des États-Unis où elle réside. Elle regarde évoluer ce pays qu’elle a choisi, où sa culture politique prend sa source, elle qui y est arrivée en pleine lutte pour les droits civils comme elle le raconte dans Des rencontres humaines, le pays de Barbara Deming et de James Merill, et ce qu’elle voit la révolte. Elle dénonce, accuse, identifie des responsables et donne à voir les catastrophes déjà en cours ou bientôt en vue : violence impunie contre les femmes, traitement inhumain des migrants à la frontière mexicaine, paupérisation, exclusion.
À l’intérieur de la menace, « manuel de courage » écrit aujourd’hui Chantal Guy2, participe pleinement de l’unité de l’œuvre. Le livre paraît en 2019 entre le dixième tome du cycle Soifs, Une réunion près de la mer qui semble le clore en 2018, et Petites Cendres ou la capture qui, en 2020, le poursuit. La menace, les romans de Marie-Claire Blais ne cessent de la figurer, sous de multiples formes ; c’est l’une des caractéristiques de la contemporanéité dont témoigne son œuvre récente et, son inquiétude, son indignation dans À l’intérieur de la menace sont celles que font entendre aussi les voix croisées de ses personnages. Pas plus que les romans, cependant, ce livre qui accompagne le cataclysme politique du trumpisme ne cède au désespoir. Des visions fugaces mais prégnantes, proches de certaines scènes de Soifs – cette femme qui danse et tournoie avec son enfant dans les bras dans un bar où l’écrivaine l’observe ; après un ouragan, ces voisins qui s’affairent à nourrir les chats errants – y figurent les fragiles lueurs de beauté et de bonté qu’il faut, l’œuvre de Marie-Claire Blais le dit de ses tout débuts jusqu’à ses toutes dernières lignes, percevoir et retenir.
1. pum.umontreal.ca/catalogue/a-linterieur-de-la-menace.
2. Chantal Guy, « Marie-Claire Blais ou la mort d’une reine », La Presse, 2 décembre 2021 (en ligne : lapresse.ca/arts/chroniques/2021-12-02/marie-claire-blais-ou-la-mort-d-une-reine.php#).